samedi 27 février 2010

Passe ton bac, tu seras un homme, mon fils

Les statistiques ont du bon, elles peuvent eclairer sans forcément éblouir. Pour rebondir sur le sujet délicat de l'Ecole de la république, j'ai essayé de rapprocher le nombre de cadres de celui des bacheliers des séries générales -celles qui pour le meilleur et pour le pire, sont censées former ces mêmes cadres en préparant aux études supérieures.

Mes calculs sont bricolés et donc forcèment très grossiers -il faudrait peut-être lire le livre de L. Chauvel. Ils s'en dégagent pourtant quelques tendances assez claires sur les années 1962/2000. La proportion de cadres (yc profession libérale, hors petits patrons) s'est accrue fortement (de 16% de la population active à 25% à la fin des années 70, 30% en 1990 et pratiquement 35% en 1999). La proportion des bacheliers des séries générales dans leur classe d'âge a suivi avec retard avant de la dépasser en fin de période (42% de la classe d'age en 1999).

Dans les années 60, le "besoin" en cadres (le remplacement des cadres partant à la retraite plus l'accroissement général de la catégorie) était de 50 000 cadres supérieurs, et 230 000 cadres au total. Les 59 000 bacheliers de 62 étaient tous certains de devenir "cadres sup", l'élite de la nation! Un équilibre un peu différent domine les 30 années suivantes: le besoin en cadres supérieurs couvre à peu près 60% des bacheliers - et les cohortes de bacheliers ne suffisent qu'à former que 3 cadres sur 5. En clair, le bac ouvre grand les portes du monde des cadres supérieurs, mais il faut recruter à l'exterieur, par promotion interne, pour arriver à staffer la totalité des cadres dont a besoin le monde du travail. L'ascenseur social doit fonctionner pour satisfaire la demande. D'où le sentiment que "le bac a de la valeur", mais que l'on peut réussir sans cette fameuse peau d'âne.
Dernier point important: l'accroissement du nombre des bacheliers ne pose pas de problème car il suit la montée globale du besoin d'encadrement.
Le tableau change quelque peu dans les années 90. Le besoin de cadre supérieur ne couvre plus qu'un tiers des bacheliers, rendant plus difficile l'accès à la catégorie: le bac perd sa vertu de sésame. Et le besoin global d'encadrement est entièrement satisfait par les bacheliers des séries générales, ce qui ferme de fait l'accès de l'encadrement aux non-diplômés, mais aussi aux bacheliers des autres séries (techno et pro).
La question de savoir qui a accès au bac devient donc fondamentale.

dimanche 7 février 2010

Marginal

Très beau reportage dans l'excellent XXI sur la tournée d'un facteur rural allant de ferme en ferme dans le Morvan, rare lien entre les agriculteurs à la retraite et le reste du monde. http://www.leblogde21.com/article-un-facteur-en-campagne-43819304.html. Il faudrait pourtant que la beauté des images ne détourne pas de la réflexion.

Tout est marginal et pourtant essentiel dans cette affaire. Marginale la région, au coeur du Morvan, sur des terres pauvres, à ne cultiver qu'en dernier ressort. Marginales, les populations qui y vivent encore, d'honorables retraités, veuves d'agriculteurs. De vieux souvenirs d'économie reviennent alors: la rente est le revenu de ceux qui détiennent un bien quand le prix s'aligne sur le coût marginal d'exploitation, le coût des marges. Les ressources sont rares et c'est leur utilisation à la marge qui en détermine le coût et en guide l'allocation.

Tenir la marge coûte, en consommant des ressources, en élevant les prix au centre du système. Tenir coûte que coûte la marge, c'est en priver d'autres marginaux. Notre dilemme, ce n'est plus la Corrèze plus que le Zambèze, mais le 93 avant la Corrèze!

samedi 6 février 2010

L'école de la République et le GI Bill

Tâchons de réfléchir un peu à l'histoire des Grandes Ecoles. Il faut prendre le problème à la racine, la notion même de talent. Peu importe le point de départ philosophique, la croyance en l'inné ou en l'acquis.
Si le talent est inné, il doit être réparti de manière aléatoire parmi les 816 500 enfants qui sont nés en France l'année dernière. Il est donc évident qu'il faut se débrouiller pour qu'ils reçoivent la meilleure éducation possible - soit en ratissant très large, soit en tachant de les cibler là où ils se trouvent.
Si le talent est acquis, s'il naît au sein de familles qui le transmette, la morale démocratique inviterait à séparer les enfants de leurs géniteurs pour améliorer l'égalité des chances. C'est tout le sens donné à l'Education nationale, depuis Jules Ferry et surtout depuis 1945 (plan Langevin Wallon), consistant à détacher les enfants de leur parents, de sorte que ces derniers ne puissent faire pencher la balance - c'est le complot Bourbaki des maths modernes, puis, plus récemment, la réforme de l'enseignement de la grammaire etc. Cette voie est absurde car il s'agit essentiellement d'un nivellement par le bas. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain: dans la compétition internationale du troisième millénaire, la proportion de gens talentueux et bien formés est plus déterminante que la détention de ressources naturelles, on le sait bien. Il est donc tout à fait logique du point de vue de l'efficacité économique de chercher à élargir la base de talents au delà des familles les plus favorisées. C'est l'inspiration du GI Bill, l'une des clés de la prospérité américaine des années 50/60 selon P. Drucker (possibilité offerte aux GI revenant de la guerre de reprendre des études, d'avoir des prêts à taux zéros pour se loger ou démarrer un business, ainsi qu'une option d'assurance chômage pendant un an - cette dernière disposition n'étant pas utilisée en pratique!).
Dans la polémique actuelle, la vraie discussion n'est donc pas de savoir s'il faut aider les jeunes talents, mais pourquoi et comment. Il y a certes un côté désespéré à s'attaquer au problème au dernier moment, celui de l'enseignement supérieur, comme si les maillons précédents n'avaient pas fait leur boulot. Mais ce n'est pas une raison pour que les Grandes Ecoles ne fassent pas leur boulot, qui est de continuer à éduquer et développer leurs élèves: il s'agirait de ne plus se reposer uniquement sur la sélectivité du concours mais faire en sorte que l'enseignement développe (autrement dit: éduque, fasse son travail!) réellement les heureux admis!
N'a-t-on pas tendance à confondre excellence et élitisme, élitisme et malthusianisme. Il est tout de même étonnant qu'avec une telle progression des bacheliers, le nombre d'élus dans les grandes Ecoles n'a quasiment pas varié en 25 ans. On est passé de 60 000 en 1960 à 500 000, mais il n'y a toujours que quelques centaines dignes d'entrer à l'X ou HEC. Et on peut conjecturer que l'origine sociale des reçus n'a pas du varier beaucoup entre temps, avec une sureprésentation des enfants d'enseignants et de "bourgeois".
Ce qui laisse rêveur: le principal moteur de la réussite dans le monde contemporain et dans l'entreprise en particulier me parait être la faim, l'envie constante de se prouver. Est-ce parmi les héritiers que la faim est la plus partagée? Prépare-t-on une société à affronter la compétition internationale en édifiant des remparts infranchissables autour de ses élites?