dimanche 30 août 2009

Ooops

Les notes du Déluge se sont données comme règle le souci d'une réflexion dégagée des réactions immédiates à l'actualité. Quand elles s'écartent de cette discipline, elles risquent d'être démenties par le flot des nouvelles.
Ainsi les annonces de Sarkozy qui semblent donner tort au post précédent. Encore que: on verra d'ici le G20.
Je reste sceptique, mais j'accepte le débat: y-aura-t-il une reforme de l'économie et de la finance mondiale? A-t-on tout simplement tort d'attendre une réforme spectaculaire, un nouveau Glass Steagall? Le grand mouvement des années 80 a certes démarré avec les décisions fameuses de Volker sur les taux, mais celles ci se sont étalées sur plusieurs années entre 1979 et 1981.
En revanche, sur les rémunérations des traders, j'ai lu avec intérêt la chronique d'E. Le Boucher dans Slate. http://www.slate.fr/story/9591/hyperfinance-sattaquer-aux-racines-pas-aux-symboles-par-eric-le-boucher-sarkozy-G20

mardi 18 août 2009

la rentrée 1921

On a beaucoup comparé le Déluge actuel à la crise de 1929 - en se félicitant de n'avoir pas reproduit les mêmes erreurs que nos grand-parents.
Mais on vient de vivre en fait la Crise de 1921, répétition générale à la Grande Crise. Aucune leçon n'avait été tirée, et la catastrophe s'est abattue - en plus grave et plus durable.
La question de la rentrée n'est pas: que doit-on faire pour sortir de la crise? quelle mesure prendre pour qu'un tel épisode ne se reproduise plus, mais: pourquoi n'a-t-on rien fait ce coup-ci?
Car on a rien fait, c'est frappant, à part bousculer certains paradis fiscaux (mais les Etats ont besoin d'argent, c'est le bon moment, la concurrence fiscale joue à rebours).

lundi 17 août 2009

Matrix: petit essai de philosophie politique

Merci de prendre le mot essai au sérieux: on tache d'y voir un peu plus clair dans le fatras de réflexion sur la crise et plus précisément sur le modèle politico-économique qui "doit" nous en sortir. Je mets le "devoir entre guillemets car nous sommes abreuvés de wishful thinking - de rêve d'un retour de l'Etat qui serait soudain justifié par la gravité du Déluge qui s'est abattu sur nous.
On se sent ballotté, inconfortable: aucune des positions classiques ne paraît vraiment raisonnable. le marché a montré ses limites, mais on ne va pas pour autant jeter le bébé libéral avec l'eau du bain... A y réfléchir, une partie de cet inconfort vient du caractère trop simpliste, binaire, des oppositions.


Il y a en fait un couple d'oppositions qui dessinent des positions politiques fondamentales (philosophiques):
- ceux (1) qui croient en la possibilité d'un équilibre essentiel (ordre, entropie) de la société et ceux (2) qui pensent que le mouvement propre de la société humaine engendre un perpétuel déséquilibre (désordre, vie);
- ceux qui croient en la possibilité d'agir sur la société en fonction d'objectifs ou de valeurs absolues ( a) et ceux qui sont sceptiques sur la possibilité de dégager de telles normes ou de pouvoir intervenir efficacement pour les mettre en oeuvre (b).

De cette matrice on tire 4 positions, que je vais simplifier/caricaturer pour y revenir après:

- 1b: les tenants de marché et de l'autorégulation qui voient toutes les tares de l'Etat, mais aucune de celles du marché. Ce sont les libéraux version Wall Street Journal qui reconnaissent l'existence des cycles mais les tiennent pour des mouvements de balanciers, des corrections souhaitables ramenant le monde dans le droit chemin de l'équilibre optimum
- 1a: les dévots d'une société parfaite, organisée par les soins d'un Etat juste, omniscient et omnipotent; les communistes y ont rêvé, mais je pense que ce rêve n'a pas disparu chez les Verts ou chez les besancenoïdes...
-2a: ceux, si nombreux en parole, qui pensent que les déséquilibres de la société doivent et peuvent être corrigées par l'intervention de l'Etat; on va parler de Socio-démocrates, pour aller vite.
- 2b: ceux qui reconnaissent l'instabilité des mécanismes sociaux et le désordre qui en découle, mais qui sont sceptiques sur la capacité d' y remédier efficacement, durablement, et profondément. On les qualifierait de Conservateurs, mais ils ne pensent pas forcément que le passé soit supérieur à l'avenir ni que le temps guérisse toutes les blessures.

Sur la première opposition: je ne pense pas que la société, dans sa composante économique en particulier, puisse s'ancrer à un état d'équilibre, pour plusieurs raisons dont:

- la critique fondamentale des marchés financiers, sur lesquels les prix ne sont pas des prix déterminés par l'offre et la demande - sans parler de toutes les critiques savantes sur les problèmes d'efficience et d'information. Il y a intrinsèquement un déséquilibre spéculatif à l'oeuvre dans les marchés financiers. C'est d'ailleurs la motivation essentielle de ses acteurs!
- une raison qui tient au caractère vivant des systèmes en jeu. Même si l'on admet que les systèmes reviennent à l'équilibre après une perturbation, il faut un certain temps pendant lequel les systèmes inter connectés peuvent eux mêmes se trouver perturbés, et les acteurs eux-mêmes ne jamais retrouver l'équilibre. Le temps des marchés est immatériel, transparent, mécanique; celui du réel est thermodynamique, vivant, épais, historique.
-les arguments de type keynésien: il n'y a aucune raison pour que les grandes composantes de l'économie trouvent spontanément un équilibre satisfaisant, de "plein-emploi". Les motivations de l'épargne et celles de l'investissement obéissent à des ressorts psychologiques, sociologiques et historiques différents et le taux d'intérêt n'est pas un prix d'équilibre.
- les arguments de type schumpétérien: la nature humaine porte en elle la volonté d'innover, d'entrer en compétition. L'entrepreneur ne peut pas se satisfaire du statu quo et veut rompre l'équilibre. C'est également le noeud de la critique des approches socialistes utopiques: toute formule qui barre la concurrence et l'innovation la transfère sur d'autres champs d'action.

Est-ce pour autant qu'il soit possible de réguler cette instabilité? Sans doute oui, mais pas de manière globale, durable et externe ("hétéronome"). Il est de bon ton d'en appeler au rôle renouvelé de l'Etat pour sortir de la crise, mais n'oublions les fondamentaux de la critique de l'Etat:
1. L'Etat n'échappe pas à la critique générale des organisations. L'Etat n'est pas une instance transcendantale touchée par la grâce (même le Vatican...), mais une bureaucratie composée d'hommes et de femmes jouant leur propre jeu dans un système complexe de motivations et de contraintes.
2.De ce point de vue, l'Etat n'est pas "juste", il n'est pas au dessus des parties, il est partie prenante de la société.
3. L'Etat n'est pas omniscient: même de bonne volonté, il peut se tromper comme n'importe quel acteur. L'Etat ne détiendrait l'intérêt général que s'il était sûr de l'identifier avec certitude, ce qui ne peut pas être le cas.
4. L'Etat n'est pas omnipotent. Non seulement son action ne peut se dérouler que dans son périmètre national, mais même dans ce cadre, la machinerie sociale est tellement complexe qu'une intervention a forcément des conséquences imprévues - ne serait-ce que du fait du jeu des acteurs sociaux en réaction de celui de l'Etat - et la politique prudente consiste à minimiser cet imprévu.

On pourra se demander que conclure de cette double critique: une société fondamentale instable qui ne trouve pas de salut dans la régulation étatique? C'est sur cette note qu'on s'arrêtera: un programme de réflexion pour les Notes de Déluge à venir.

dimanche 16 août 2009

414 000!

Lu dans le JDD: C'est le nombre d'immigrants qui se sont installés en Espagne en 2008. Très exactement c'est le solde net migratoire qu'a connu ce pays, tandis que l'Italie accueillait 438 000 immigrants, la Grande-Bretagne 226 000, malgré la crise, et la France, seulement 77 000.
Pendant le même temps l'accroissement "naturel" de l'Espagne ne dépassait pas 130 000, et l'Italie régressait (France: 291 000, UK: 215 000). Pour mettre ces chiffres en perspective, le nombre de naissance en Espagne est d'environ 500 000, et en Italie de 600 000. En clair, un nouvel Espagnol sur 2 est "étranger", et 40% en Italie. C'est un phénomène historique majeur, à la fois par son ampleur (on est dans les niveaux les plus haut de vague migratoire qu'ont connu les Etats-Unis) et par la nature des pays d'accueil qui contrairement aux USA (mais aussi à la France) n'ont jamais été des pays d'accueil et de melting post.
Meme si la page du JDD donnait une certaine place au sujet, on est loin d'accorder lui accorder l'importance requise, sans doute parce qu'il est rebattu, polémique, délicat, et souvent abordé sous le prisme dramatique des naufragés. Il faut certainement nuancer le propos: d'une part la nature de cette immigration n'est pas nécessairement permanente, d'autre part on est loin du "radeau de Mahomet": dans ces immigrants, il faut compte par exemple le million d'Anglais ayant pris leur retraite sous le soleil (et dans le béton) de la Costa del Sol. Aujourd'hui les hommes vont et viennent sur cette planète avec des identités complexes et il faut se garder de nos vieux schémas un peu courts pour comprendre la réalité d'une "résidence".
Soit dit en passant: quel avenir pour le terrorisme basque, les particularismes catalans ou italiens dans une société ou près de la moitié des résidents n'y ont pas leur racines? Et comment organiser la démocratie, dont le fondement le plus solide est à base territoriale? Qui vote? Dans quelle circonscription: nous allons vers un monde où nous serons tous résidents secondaires....

jeudi 13 août 2009

Les gros salaires lèvent le doigt

Avec l'été reviennent les polémiques sur les gros salaires, notamment dans la finance, nourries par le retour aux gros bonus et leur garantie. On observera avec curiosité les tentatives de réforme ou d'encadrement! Sur ce sujet particulier, la réalité me semble pourtant assez simple: il est normal que dans une industrie de main-d'oeuvre comme la finance les hommes se partagent une part importante de la marge dégagée, selon une clé ou une autre, cela n'a pas beaucoup d'importance en fin de compte.

Il faudrait mieux s'interroger sur la hauteur et la nature de cette marge à répartir. En dernière analyse, la marge de l'industrie financière (ses profits plus les rémunérations variables de ses acteurs) représente le coût de financement de l'économie mondiale. En situation de marchés efficients, elle devrait être très réduite; elle ne trouve sa source que dans l'innovation et la rémunération du risque. Réduire le risque pris par l'économie (par exemple en durcissant les règles prudentielles) devrait limiter cette marge, et par voie de conséquence, maîtriser la part de rémunérations qu'elle autorise aujourd'hui. Je n'ai plus le chiffre exact en tête, mais il me semble que la part des profits (après bonus, donc) de l'industrie financière dans le total des profits du CAC 40 ou du DOW JONES a plus que doublé en 20 ans. C'est cela qui n'est pas "normal".

Reste l'autre partie de la polémique: l'importance des hauts salaires et le creusement des inégalités. C'est un fait bien documenté, commun à l'ensemble des pays de l'OCDE, dont les salaires de la finance n'est qu'une composante. Au-delà de ce constat, je suis frappé par le caractère très normatif des analyses (peut-être parce que ce chapitre de la science économique est plutôt l'apanage des économistes de gauche). J'ai lu récemment dans un ouvrage sérieux que "la crise rend impossible la prolongation sans changement de la tendance des 20 dernières années" (JM Charpin, in Fin de Monde ou Sortie de Crise, 2009). On attend de voir...

Au-delà des formules moralisatrices à deux balles, une vraie réflexion sur les niveaux de salaires et les inégalités qui en découlent n'est pas si aisée. Quel est le rapport souhaitable entre hauts et bas salaires dans une entreprise? A partir de quel niveau absolu une rémunération deviendrait "anormale"?

L'échelle des salaires est déterminée par l'abondance de travail mondial vers le bas, et par la comparaison avec les rémunérations des entrepreneurs et des "talents" (sportifs etc.) vers le haut. C'est le double effet de la mondialisation. L'ouvrier français le moins qualifié se compare à l'ouvrier chinois, tandis que son patron se retrouve à Davos avec Bono ou G. Soros.

Sur la longue période, la situation actuelle des inégalités doit probablement se comparer à la situation prévalant à la fin de la précédente mondialisation, juste avant la Guerre de 14. Dans une certaine mesure, la période relativement égalitaire 1945/1985 ferait figure d'exception, liée notamment à une relative fermeture des frontières. Pouvoir plus grand de l'Etat à l'intérieur des frontières assez closes, (d'où une meilleure efficacité fiscale, notamment), prévalence de l'idéologie sociale démocrate, comparaisons sociales plus limitées, faiblesse des marchés financiers dans un contexte d'inflation, de nombreux facteurs ont contribué à réduire les écarts.

Je ne suis pas sur que les conditions soient présentes pour qu'une phase similaire s'enclenche, d'où un certain scepticisme à l'égard des commentaires. Reste à savoir quelle sera la dynamique politique autour de ce problème. Car nous sommes dans la situation paradoxale de sociétés tout de même assez démocratiques, surinformées, et donc peu disposées à accepter l'inégalité ostentatoire. Les Américains ont cru avoir trouvé une résolution en donnant au plus grand nombre l'illusion de la richesse: une maison à crédit et il ne suffisait plus que de regarder Martha Stewart pour partager le lifestyle des privilégiés. Attali le serine: pour lui c'est l'absence de politique de revenus, et la substitution illusoire d'une bulle immobilière, qui est à la source de la crise actuelle. La classe moyenne se réveille avec la gueule de bois.

Une piste cependant dans la réflexion: un des ressorts de la motivation reste la possibilité réelle d'une ascension sociale. Le sentiment que la classe supérieure partage plus ou moins le même style de vie est également determinante. Cela se joue sans doute à l'échelle de l'entreprise, aussi, ce qui implique que les écarts entre les niveaux hiérarchiques les plus proches soient raisonnables, qu'ils ne créent pas une différence de "monde" mais au contraire paraissent suffisamment proches pour rester attractifs et motivants. On parle d'une différence de 50% à 75% entre deux niveaux hiérarchiques. Dans une entreprise moderne, avec 6 niveaux hiérarchiques (c'est déjà beaucoup), cela donne un ratio compris entre 11 et 30 fois le salaire de base pour le dirigeant le mieux payé.
Dans les faits, nous sommes très au delà. Une progression arithmétique (chaque manager gagne deux fois ce que gagnent ses subordonnés) reflètent mieux la réalité des grandes entreprises. Pour un salaire de base à 14 mois de SMIC, la rémunération du "grand patron" se situerait à 1,2 millions, c'est à dire 64 fois plus. Or ce niveau "théorique" ne correspond pas au niveau réellement observé: le haut de la pyramide se fait avec des multiples bien supérieurs qui traduisent un fort écart entre les rémunérations médianes -un dirigeant de groupe industriel gagnerait 20 fois ce que gagnent ses patrons d'usine (qui eux-mêmes gagnent 5.5 à 8 fois le SMIC, avant impôts et transferts sociaux!). Dans une société démocratique, cet état de fait me parait difficilement soutenable.

mardi 11 août 2009

La mystérieuse enigme des baguettes chinoises

Ayant pas mal vécu en Asie, je me suis souvent posé des questions existentielles. La plus troublante pour moi fut celle-ci: pourquoi les Chinois se servent ils de baguettes pour manger, depuis des temps immémoriaux. On se souvient que jusqu'à la Renaissance, les Occidentaux se servaient de leur main et d'un couteau, parfois d'une cuiller. Plus près de notre sujet, on peut repérer une aire culturelle partageant l'Indochine, avec d'un côté les peuples sinisés, pros des baguettes, portant le pantalon, surtout les Vietnamiens, et les Khmers, Thaïs ou Malais, peuples portant sarong, et fans de la cuiller.
Après moult réflexion et quelques lectures, je propose une explication: les Chinois utilisent des baguettes pour saisir plus aisément les toutes petites bouchées qui composent leur cuisine (essayez les dim sum avec couteau et fourchette!). La question devient alors: pourquoi de si petits morceaux, qui réclament une telle préparation? Et là, nous sommes au coeur d'un choix de civilisation global et radical: vers le Vème siècle avant notre ère, les Chinois ont décidé de substituer le travail humain aux autres facteurs de production. Couper les ingrédients permet de les cuire plus rapidement, dans un wok, avec un minimum de chaleur, en terme d'intensité, mais surtout de durée de cuisson. Pensez à l'inverse aux immenses cheminées de nos Châteaux de la Loire, où des arbres entiers se consumaient pour rôtir chevreaux et sangliers. Soit dit en passant, l'usage du four est pratiquement inconnu dans la cuisine chinoise, alors qu'il est central dans la cuisine occidentale.
A un certain stade du développement de leur civilisation, vers le Vème siècle, les Chinois ont "choisi" d'accroître le nombre d'homme par hectare, et de cultiver plus intensément chaque parcelle. La densité humaine, jusque là équivalente de celle de l'Occident, a changé d'ordre et la population s'est accrue pour établir la proportion d'un à trois ou quatre qui a duré jusqu'à la révolution démographique. Aujourd'hui, la Chine au sens le plus large (yc les déserts du Tibet et Turkestan chinois) compte 1,4 milliard d'habitant, et une densité de plus de 140 habitants quand l'Europe jusqu'à l'Oural compte 750 millions, pour une densité de 70, sur un territoire 10% plus étendu.
De manière certainement corrélée (mais attention aux fausses causalités, tout est complexe), Confucius a mis l'accent sur l'harmonie et la coexistence entre les hommes - signe d'une population dense; quelques générations après se formait un Empire Chinois unitaire et durable. L'impressionnante avancée technologique chinoise jusqu'au milieu du 15ème siècle a certainement à voir avec ce choix, et avec la nécessité de rendre de plus en plus efficace l'utilisation des ressources par l'ingéniosité humaine.
A l'inverse, confrontée au problème des rendements agricoles décroissants, l'Europe a plutôt répondu par une utilisation plus forte des facteurs de production, concrètement par une extension des surfaces cultivées qui entraîne une expansion géographique. Je n'insisterai pas sur le côté prométhéen ou adamique (l'homme maître de la nature, égal des dieux) de cette disposition, ni sur son caractère intrinsèquement colonialiste. Le rôle d'une religion essentiellement prosélyte est immense de ce point de vue, et je m'aventurerais sans doute trop loin en essayant de saisir les liens complexes entre ces deux aspects de la culture européenne. D'autant que la Chine des Han a connu une expansion territoriale très importante dès l'Antiquité, relayée par une impérialisme culturel au moins aussi homogénéisateur que la civilisation greco- romano- chrétienne - il n'y a qu'à voir le Tibet ou le Xinjiang aujourd'hui. Disons que la combinaison de densification intensive et d'expansion territoriale est structurellement différente dans les deux cas.
Je voudrais plutôt évoquer un aspect plus poétique: confronté à des obstacles techniques ou politiques, l'Européen quitte sa terre et son foyer pour aller dans la forêt, défricher une clairière et se refonder (parfois en nouant alliance avec le pouvoir royal, contre les pouvoirs locaux). Cette liberté fondamentale est différente de celle de l'ascète qui part au désert ou du sage taoïste qui s'en va dans la montagne. C'est vraiment la capacité fondamentale de dire non au pouvoir en place, et d'inventer un nouvel ordre. Ce sont les mouvements de colonisation intérieure du Moyen-âge, c'est la liberté des pèlerins du Mayflower. En Europe, l'espace n'est jamais clos, il y a toujours une issue possible à l'omnipotence de la société, à l'omniprésence du pouvoir politique. Cet espace jamais clos, c'est celui de la démocratie, un lieu vide, au sens de Claude Lefort. Et il n'est pas étonnant que dans son travail de défrichement, l'homme européen abatte des arbres, chasse le gros gibier, et le fasse rôtir sur d'immenses bûchers - à mille lieues des baguettes et du tofu.
Ce choix de civilisation, misant sur l'homme et le progrès technique pour pour pallier une contrainte naturelle est à méditer: nous, héritiers du modèle Européen, n'avons plus la possibilité de partir dans la forêt. La planète est entièrement (métaphoriquement) défrichée. La voie chinoise est peut-être la seule issue, quelle en seront les conséquences, notamment politique?