mardi 11 août 2009

La mystérieuse enigme des baguettes chinoises

Ayant pas mal vécu en Asie, je me suis souvent posé des questions existentielles. La plus troublante pour moi fut celle-ci: pourquoi les Chinois se servent ils de baguettes pour manger, depuis des temps immémoriaux. On se souvient que jusqu'à la Renaissance, les Occidentaux se servaient de leur main et d'un couteau, parfois d'une cuiller. Plus près de notre sujet, on peut repérer une aire culturelle partageant l'Indochine, avec d'un côté les peuples sinisés, pros des baguettes, portant le pantalon, surtout les Vietnamiens, et les Khmers, Thaïs ou Malais, peuples portant sarong, et fans de la cuiller.
Après moult réflexion et quelques lectures, je propose une explication: les Chinois utilisent des baguettes pour saisir plus aisément les toutes petites bouchées qui composent leur cuisine (essayez les dim sum avec couteau et fourchette!). La question devient alors: pourquoi de si petits morceaux, qui réclament une telle préparation? Et là, nous sommes au coeur d'un choix de civilisation global et radical: vers le Vème siècle avant notre ère, les Chinois ont décidé de substituer le travail humain aux autres facteurs de production. Couper les ingrédients permet de les cuire plus rapidement, dans un wok, avec un minimum de chaleur, en terme d'intensité, mais surtout de durée de cuisson. Pensez à l'inverse aux immenses cheminées de nos Châteaux de la Loire, où des arbres entiers se consumaient pour rôtir chevreaux et sangliers. Soit dit en passant, l'usage du four est pratiquement inconnu dans la cuisine chinoise, alors qu'il est central dans la cuisine occidentale.
A un certain stade du développement de leur civilisation, vers le Vème siècle, les Chinois ont "choisi" d'accroître le nombre d'homme par hectare, et de cultiver plus intensément chaque parcelle. La densité humaine, jusque là équivalente de celle de l'Occident, a changé d'ordre et la population s'est accrue pour établir la proportion d'un à trois ou quatre qui a duré jusqu'à la révolution démographique. Aujourd'hui, la Chine au sens le plus large (yc les déserts du Tibet et Turkestan chinois) compte 1,4 milliard d'habitant, et une densité de plus de 140 habitants quand l'Europe jusqu'à l'Oural compte 750 millions, pour une densité de 70, sur un territoire 10% plus étendu.
De manière certainement corrélée (mais attention aux fausses causalités, tout est complexe), Confucius a mis l'accent sur l'harmonie et la coexistence entre les hommes - signe d'une population dense; quelques générations après se formait un Empire Chinois unitaire et durable. L'impressionnante avancée technologique chinoise jusqu'au milieu du 15ème siècle a certainement à voir avec ce choix, et avec la nécessité de rendre de plus en plus efficace l'utilisation des ressources par l'ingéniosité humaine.
A l'inverse, confrontée au problème des rendements agricoles décroissants, l'Europe a plutôt répondu par une utilisation plus forte des facteurs de production, concrètement par une extension des surfaces cultivées qui entraîne une expansion géographique. Je n'insisterai pas sur le côté prométhéen ou adamique (l'homme maître de la nature, égal des dieux) de cette disposition, ni sur son caractère intrinsèquement colonialiste. Le rôle d'une religion essentiellement prosélyte est immense de ce point de vue, et je m'aventurerais sans doute trop loin en essayant de saisir les liens complexes entre ces deux aspects de la culture européenne. D'autant que la Chine des Han a connu une expansion territoriale très importante dès l'Antiquité, relayée par une impérialisme culturel au moins aussi homogénéisateur que la civilisation greco- romano- chrétienne - il n'y a qu'à voir le Tibet ou le Xinjiang aujourd'hui. Disons que la combinaison de densification intensive et d'expansion territoriale est structurellement différente dans les deux cas.
Je voudrais plutôt évoquer un aspect plus poétique: confronté à des obstacles techniques ou politiques, l'Européen quitte sa terre et son foyer pour aller dans la forêt, défricher une clairière et se refonder (parfois en nouant alliance avec le pouvoir royal, contre les pouvoirs locaux). Cette liberté fondamentale est différente de celle de l'ascète qui part au désert ou du sage taoïste qui s'en va dans la montagne. C'est vraiment la capacité fondamentale de dire non au pouvoir en place, et d'inventer un nouvel ordre. Ce sont les mouvements de colonisation intérieure du Moyen-âge, c'est la liberté des pèlerins du Mayflower. En Europe, l'espace n'est jamais clos, il y a toujours une issue possible à l'omnipotence de la société, à l'omniprésence du pouvoir politique. Cet espace jamais clos, c'est celui de la démocratie, un lieu vide, au sens de Claude Lefort. Et il n'est pas étonnant que dans son travail de défrichement, l'homme européen abatte des arbres, chasse le gros gibier, et le fasse rôtir sur d'immenses bûchers - à mille lieues des baguettes et du tofu.
Ce choix de civilisation, misant sur l'homme et le progrès technique pour pour pallier une contrainte naturelle est à méditer: nous, héritiers du modèle Européen, n'avons plus la possibilité de partir dans la forêt. La planète est entièrement (métaphoriquement) défrichée. La voie chinoise est peut-être la seule issue, quelle en seront les conséquences, notamment politique?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire