jeudi 24 décembre 2009

Yuletide

Intrigué par les rennes du Père Noël, je me suis livré à de rapides recherches... La petite mythologie de Noel est américaine: les rennes, le Pere Noel/ Santa Claus en rouge Coca-Cola etc. C'st à dire qu'elle est la fusion, produite aux USA au 19ème siècle, de réalités autochtones (la dinde!) d'éléments chrétiens, britanniques (Dickens) , et de folklore scandinave ou germanique.
La synthèse est parfaite, authentique, y compris dans sa touche de commercialisme. Il s'agit d'un bon exemple de ce que produit une culture de melting pot, unanimiste: " everyone knows a turkey and some mistletoe help to make the season bright" chante Nat King Cole alors que la ségrégation fait encore rage... http://www.dailymotion.com/video/xuqg2_nat-king-cole-the-christmas-song_music
Dans ce moment de mélange accéléré que connaissent nos pays européens, quelle sera la mythologie nouvelle?

vendredi 11 décembre 2009

Positivement l'amour

Revu Love actually pour la nième fois. A l'heure du débat sur l'identité nationale, il est frappant de voir un film anglais qui synthétise autant l'identité anglaise (voire londonienne) de son époque: si totalement anglais jusque dans ses idiosyncrasies les plus quaint, et en meme temps multiculturel, si moderne dans sa superficialité.
Quel est l'équivalent français? Pas les Chti, qui ne sont pas du tout inclusif, peut-être Amélie Poulain (mais ce serait déprimant...).
Plus largement: y-a-t-il une culture française moderne, qui soit à la fois totalement française et réellement moderne, tenant compte de tous les dynamismes et les particularités de la société actuelle, telle qu'elle, et non tel que les uns ou les autres la rêvent? Une culture partagée, savante et populaire, provinciale et parisienne. Quels sont les rites communs, les moments de communion?
On a plutôt un sentiment d'émiettement, de décalage entre un discours élitiste artificiel et une série de cultures populaires, d'histoires différentes. L'identité nationale est intellectuelle (une passion aprtagée pour l'égalité, notamment), plus que ressentie.
Pas étonnant d'ailleurs que nos intellectuels préfèrent Mike Leigh ou le sinistre Ken Loach, chantres misérabilistes d'une Grande Bretagne comme on aime la mepriser de ce côté de la Manche aux films un peu à l'eau de rose comme Love Actually!

dimanche 6 décembre 2009

Engagez vous, rengagez vous

Que restera-t-il de l'engagement des ouailles après le Déluge?

Le cadre, c'est différent, c'est le petit chef, l'agent de maîtrise, le fondé de pouvoir. Il est apparu dans la réalité des grandes entreprises, notamment ferroviaires, à la fin du 19ème siècle. Le mot vient de l'armée et du catholicisme social (Lyautey) - c'est d'ailleur un mot difficile à traduire en anglais - qui parle plus de managers (la notion de direction est alors plus présente). Aux USA, la notion trouve sa consécration avec le livre de Burnham (The managerial revolution,1941, traduit en 1947 l'"Ere des organisateurs" avec une préface de L. Blum, au moment où se forment la CGC et l'AGIRC).

L'après guerre voient leur triomphe, celui de la "main visible" (A. Chandler - étudiant la General Motors de A.P. Sloan), de la technostructure (Galbraith, 1967). Les grandes entreprises gouvernent le monde, dirigées par une armée de cadres qui en planifient le développement à 15 ans, la main dans la main avec l'Etat. Le PDG est le plus ancien dans le grade le plus élevé. Les actionnaires passent au second rang dans le grand bear market des 30 Glorieuses. Les titulaires d'actifs sont laminés par l'inflation. Les grands dirigeants régnent sans partage, s'appuyant sur leurs cadres empilés en couche (layers) sans cesse plus nombreux - le PDG étant l'un des leurs, le plus ancien dans le grade le plus élevé-, tous communiant dans un seul but, l'extension de l'empire,plus gros, plus prévisible, quitte à construire un conglomerat peu digeste et pour finir, peu rentable.
C'est cette pyramide que vient ebranler la fin de l'inflation et le démarrage de la recherche de rentabilité des capitaux investis. Les conglomérats tremble , les barbares sont à la porte (le livre du même nom relatant la prise de controle de Nabisco date de 1990, le film Wall Street de 1987 - sans oublier dès 1983 l'hilarante aventure de la Crimson Permanent Assurance, narrée par les Monty Python).
C'est le démarrage de la remise en cause du pouvoir des cadres, et plus précisément de leur autonomie - de leur progressive aliénation. On supprime des niveaux hierarchiques (delayering), on institue des systèmes hiérarchiques croisés (organisation matricielle). Mais avant d'aller plus loin et de pleurer l'aliénation croissante des cadres, il faudrait s'interroger sur leur statut dans la période 1945/1985, dans la grande entreprise en construction: on connait nombre d'ouvrage qui
pointe déjà du doigt leur position difficile entre la haute direction et les employés (L'imprécateur, 1973), la tentation de s'abandonner complétement à l'entreprise au risque de s'y perdre (Affaires Etrangères, 1979).

Car au début, les cadres ont joué le jeu, souvenons des années 80, et Bernard Tapie et d'Yves Montand, chantre de l'entreprise après avoir decrié l'"usine de Puteaux où je visse sans cesse le meme petit boulon".


Je serais donc tenté de dire que l'aliénation est la caractéristique même de la présence des cadres dans l'entreprise depuis l'origine. Qu'est-ce qui a changé? 4 choses principalement:

- le nombre des cadres dans l'entreprise: il est paralèle à celui du nombre des diplômés de l'enseignement supérieur (de 5000 MBAs par an on passe à plus de 100 000 aux USA seulement, ce qui est enorme en terme de stock); il y a clairement une dévalorisation relative du rôle et de la rémunération des cadres non dirigeants, dans un contexte plus général de l'entreprise par apport à la finance.

- le rythme imprimé par la technologie: de la lettre au blackberry, du voyage à la visioconférence, le délai de réaction s'est réduit à néant, comprimant le temps disponible - phénomène général aggravé en France par la généralisation des 35 heures (d'autant que le rapport au travail est très particulier en France).

- l'autonomie: d'un modèle assez décentralisé (par la force des choses, notamment pour des raisons technologiques!), à un modèle où le cadre n'est plus le dirigeant par délégation de son petit univers, rendant des comptes à des moments espacés, mais pris dans un faisceau de techniques de management, de matrices et de groupes projet.

- la fin du secteur abrité: la concurrence ("un excitant à faible dose, un poison à dose massive") a détruit les situations acquises, les jobs peinards, et a engendré une accélération croissante. C'est sans doute la cause profonde de la perte d'autonomie.

Malgré mes réticences, j'en conclue donc, provisoirement, à la réalité de l'aggravation du malaise des cadres. Les news magazines vont pouvoir continuer de faire leur couverture annuelle sur le sujet ... c'est tout de même un point réconfortant.

vendredi 4 décembre 2009

Le poids des mots

Et si au lieu de "Fond de pension", on avait traduit (plus correctement) pension funds par caisse de retraite?
Aurait-on pu parler de la tyrannie exercée par les caisses de retraite sur l'industrie nationale? De la domination sans pitié des Scottish Widows?
Aurait-on alors réalisé ce qui se passe vraiment?

jeudi 19 novembre 2009

Coup de blues ou coup de boule?

La main de Thierry Henry est comme le nez de Cléopâtre, un de ces petits rien qui changent l'histoire, la fait dévier, prendre une direction qui n'aurait pas forcément été la seule. Au-delà de la polémique (et on note à nouveau l'impact des articles d'Attali dans slate.fr), ce sont les réactions qui sont intéressantes: on aurait pu entendre des voix ayant de l'autorité (ce qui n'est pas le cas du susdit Attali!) suggérer qu'il n'y a pas de beauté à gagner en enfreignant les règles du jeu. Et c'est précisément dans ces moments où l'attention d'une foultitude de gens est concentrée sur des choses finalement assez simples que les mentalités peuvent vraiment évoluer, qu'un discours ou une décision peuvent avoir un impact durable.

Je crois assez profondément à ce rôle éducatif des leaders en démocratie. Je ne met pas de morale là-dedans: je pense simplement que par leurs faits, leurs gestes, leurs discours, les leaders d'opinion, à commencer par le Président de la république, peuvent orienter les mentalités, pas seulement les subir. Par exemple, quand Domenech survit dans son job après tant d'échec et de demi-succès, comment peut s'attendre dans les entreprises à une culture de la performance. Quand un ancien Président accepte d'être hébergé par un milliardaire étranger, alors que son mentor (Pompidou) avait refusé d'acheter le sien pour qu'on ne puisse pas le soupçonner de bénéficier d'un prix de faveur, comment s'étonner que les combines se généralisent? Quand un Président (Mitterrand) était chanté pour son habileté (entendez son manque de rigueur et d'honnêteté intellectuelle), comment s'étonner d'une dégradation du sens des responsabilités et du courage des décideurs? De ce point de vue, l'acceptation de la cohabitation a constitué un tournant assez irréversible de la clarté politique indispensable à la démocratie: si les battus ne se retirent pas, c'est l'essence même de la démocratie qui s'étiole (cf post du 7 novembre). Et on comparera l'attitude de T. Henry avec celle de Zidane...
La marche du monde est sans doute plus subtile et les leaders subissent l'évolution des mentalités autant qu'ils la façonnent. Ils leur arrivent même de se trouver en décalage sans le comprendre: c'est ce qui est arrivé à Fouquet, semble-t-il (http://www.slate.fr/story/13243/de-jean-sarkozy-la-main-dhenry-le-syndrome-nicolas-fouquet): ce qui était acceptable devient imperceptiblement désuet, voire scandaleux.

De ce point de vue, je me sens plus matérialiste que culturaliste. Je me méfie des déterminants trop rapides, des raccourcis sur l'âme des peuples ou le poids de l'histoire. Le poids des conditions matérielles, certes: la densité de population, la richesse, la plus ou moins grande ouverture au commerce, tous facteurs qui peuvent en fin de compte évoluer très rapidement, à l'échelle de l'histoire (pour nuancer, voir mon post du 11 août). Mais aussi la situation politique au sens large: la structure des médias, la formation des élites, et, comme on l'a dit à l'instant, les orientations du discours prédominant pèse également lourd sur les mentalités qu'elles forment et déforment.
La complexité (au sens fort du terme) prédomine. Il faut s'y enfoncer, pour la comprendre.

mercredi 11 novembre 2009

Eclairs de lucidité

Comme une vague crée un brouillard d'embruns quand elle éclate, le Déluge semble se finir dans la plus grande confusion intellectuelle.
Avec un peu d'optimisme, on citera tout de même deux ou trois acquis:
- l'affaiblissement de la pensée unique, cette hégémonie intellectuelle qui s'est établie à partir des années 80 dans laquelle les intellectuels organiques (professeurs, économistes, journalistes) se sont retrouvé au service des banques et de la sphère financière. Aujourd'hui, nous sommes plus malins, moins naïfs: quand des analystes financiers commentent les marchés, nous pensons d'abord aux stratégies de trade qu'ils permettent. Quand ils commentent un titre, on suspecte les opérations de fusion acquisition qu'ils promeuvent. Ils ont peut-être raison, ou tort, peu importe, mais nous en avons vu d'autres, nous avons perdu la foi...
- la prise de conscience du fardeau de la dette et de la difficulté morale de reporter le poids de nos comportements sur les générations futures. J'en veux pour témoignage récent le papier de slate, cette web-incarnation de la gauche moderne, attalienne (http://www.slate.fr/story/6053/la-dette-publique-accapare-lepargne). Aurait-on pu écrire dans un média mainstream que la mauvaise politique de l'Etat détourne l'épargne de l'investissement productif et préparateur d'avenir. Ce n'est qu'une voix, et on a encore des Guaino pour nous dire que l'Etat prépare l'avenir - mais on peut espérer qu'un jour le roi se révélera nu, dénué des moyens de ses rodomontades. Et, rêvons encore, peut-être cessera-t-on de citer St Ex uniquement pour agrémenter des platitudes sur le développement durable: "nous n'héritons pas de la terre de nos parents, nous l'empruntons à nos enfants" - mais pour réfléchir à l'importance vital du taux d'intérêt comme prix de l'avenir. A quel taux empruntons nous la terre? Sur un aspect plus technique du même problème, voyez http://www.economist.com/blogs/buttonwood/2009/10/road_to_nowhere.cfm
- la prise de conscience des jeux démographiques, liée à cette évaluation de l'avenir. On y reviendra, mais une partie du Grand Jeu actuel se noue dans le poids relatif des 3 grandes dynamiques démographiques: le vieillissement des populations autochtones d'Occident, l'arrivée à maturité des enfants uniques du monde chinois, et la bosse de jeunes adultes qui arrive en Afrique et dans les autres pays pauvres débutant leur transition démographique.

samedi 7 novembre 2009

Asymétries Politiques

Qui peut résister à la tentation du pouvoir? Confronté au choix du laisser faire ou de l'activisme, quel homme politique choisirait le non-interventionnisme? Ou plus précisément: quelles sont les convictions ou le formatage intellectuel (ce qui revient au même) assez fortes pour qu'un homme politique résiste à la tentation?
Quel homme politique, confronté au choix entre le déficit et des mesures restrictives (hausse des impôts, réduction de dépenses) sera assez fou ou courageux pour privilégier l'avenir et non le court terme? Le succès des théories l'en justifiant est d'autant plus grand, à commencer par le keynesiasnismus vulgarus. Le miracle avec Keynes est qu'il ait tout de même en partie raison, tant sa doctrine leur va comme un gant.
Il faudra revenir sur ces conditions intellectuelles qui font que dans un certain nombre de cultures l'Etat n'est pas de droit divin, mais de commerce satanique...
Mais face à cette pente naturelle, cette asymétrie fondamentale, la démocratie en oppose une autre: la possibilité de renverser le pouvoir en place.
On sous-estime facilement cette notion simple dont j'ai saisi la portée en lisant le livre de mon maître B.Manin Principes du gouvernement représentatif. Le Gouvernement représentatif ( et d'une certaine manière la démocratie moderne en général) ne se mesure pas à l'aune du système électoral et de sa capacité de générer des élites représentant les masses (ce qui est un oxymore). Il fonctionne quand les représentés peuvent changer de représentant. Ce simple fait condamne la représentation proportionnelle, qui superficiellement désigne des représentants de toutes les composantes de l'électorat, mais qui en réalité consacre un groupe effectivement sélectionné par les partis constituant les listes de candidats. Un élu à la proportionnelle dans un grand parti ne peut pratiquement être désavoue par les électeurs: sa seule crainte est de perdre la confiance de son parti. C'est l'antidémocratie par excellence, dont on peut faire l'inventaire dans les pratiques concrètes qui limitent la capacité de battre un élu, depuis le redécoupage électoral jusqu'aux financements divers

vendredi 6 novembre 2009

Matrix reloaded

Le FSI investit à Flins pour aider Renault à fabriquer des batteries pour véhicule électrique. Très bien, on aime l'Etat qui investit à bon escient. Mais qu'en sait-on vraiment. Ce que l'on sait c'est que le FSI, ce sont des hommes (et des femmes) dont on entend dire qu'il sont en compétition avec d'autres (ceux de la Caisse de Dépots): rivalité de personnes, de corps de l'Etat, de partis, d'obédience. Il faudrait être totalement naïf pour rêver d'impartialité.
Il faut être également naïf pour rêver d'un marché auto-régulé.
Et que dire des deux plus grands interventionnistes de la planète, Greenspan et Bernanke, dont a politique a distordu les prix des actifs à l'échelle planétaire depuis presque 10 ans. Je cite Buttonwood dans The Economist (parce que je l'ai sous la main, tout le monde le dit) " une politique soutenant le prix des actifs peut marcher pour un temps, mais cela finit par créer des distorsions et des tensions". Milton Friedman le disait il y a 50 ans.
On tourne en rond, et c'est bien, car c'est vrai. Le plus grand philosophe du 20ème siècle, c'est Borges, le prince des Labyrinthes...

dimanche 1 novembre 2009

de la gratuité des musées et dans la société en général

Comme tous les premiers dimanches du mois, les musées sont gratuits, comme il le sont pour les jeunes de moins de 26 ans depuis quelques mois; bien entendu, quasiment impossible de trouver des chiffres précis ou une évaluation sérieuse de cette politique. On sait toutefois qu'une politique similaire en Grande-Bretagne avait abouti à une augmentation nette de la fréquentation... au profit des habitués. Surprise, surprise, l'attractivité des expositions semblent expliquer la hausse de la fréquentation, plus que le prix.
Mais de toute façon, qui s'en soucie? Les retraités continuent à bénéficier de tarifs réduits le weekend quand les actifs doivent faire la queue avec eux à des expositions qu'ils pourraient voir tranquillement en semaine.
Que valent les choses? C'est bien le problème de notre société. On ne paye plus grand chose à son juste prix. Les riches payent proportionnellement peu d'impôts, les autres ne payent plus les biens publics à leur coût. Les banquiers ne paient (ne payaient?) plus le risque qu'ils encouraient, les pollueurs leurs externalités, c'est à dire la charge qu'ils font peser sur la communauté. Les jeunes ne payent plus la musique, les vieux les musées, les bobos leur Velib. Tout est gratuit!
La numérisation de l'économie, donc sa dématérialisation, les effets de réseau ont leur part, tout comme (en France) l'intervention désordonnée de l'Etat ont complètement brouillés les signaux que sont censés communiquer les prix. Dans la nuit nous tournons....

samedi 17 octobre 2009

Un regard clinique

On n'échappe pas à la réflexion suscitée par les suicides chez France Telecom, les Notes du Déluge pas plus que d'autres. Mais autant que le phénomènec'est à la nature de la réflexion qu'il faut s'attacher. Il est difficile de le comprendre, le monde qui nous entoure. J'insiste brièvement sur ce verbe: comprendre, avec sa signification d'appréhender en totalité, embrasser intimement, au-delà de l'apparence. Comprendre, c'est avoir de l'empathie pour son sujet, reconnaître que l'on n'en est pas complètement séparé, mais c'est utiliser cette proximité pour en obtenir une connaissance plus totale, plus synthétique, moins analytique. Bref, c'est à une approche plus phénoménologique qu'il faudrait recourir.
Très modestement, je voudrais tracer plusieurs pistes dans cet esprit.
Face à un phénomène aussi tragique que le suicide, il faut accepter de substituer la statistique à l'émotion. C'est la grande leçon du vieux Durkheim. En l'occurrence, peut-être faut-il rappeler que le taux de suicide en France est de 36/100 000 (très élevé par rapport à la moyenne occidentale). Si les effectifs de France Telecom sont de 106 000, le nombre de suicide "normal" sur les 9 premiers mois de l'année serait un peu plus de 28 - or le dernier drame n'était "que" le 25ème. Bien sur il faut ajuster statistiquement (voir la polémique dans le Monde - qui reflète aussi notre incapacité à réfléchir sereinement http://www.lemonde.fr/societe/article/2009/10/22/comparer-les-suicides-chez-france-telecom-et-dans-le-reste-de-la-population-n-a-pas-de-sens_1257598_3224.html).
Il faut également intégrer les notions du temps et de l'espace. Dans son livre par ailleurs fort pertinent (Le stress au Travail, O. Jacob, 2001), P. Légeron écrit "tous les indicateurs sont au rouge (...) le stress au travail atteint des niveaux inégalés", en citant une ou deux études qui indiquent un niveau absolu et non une évolution: mais que sait-on des niveaux de stress en 1969, en 1979 etc. Pour en revenir à France Télecom, je tombe sur un tableau (http://fr.wikipedia.org/wiki/France_T%C3%A9l%C3%A9com#Les_effectifs) qui indique assez clairement que le taux de suicide à France Télecom en 2009 est inférieur à celui du début des années 2000, ce qui l'amène un peu en dessous de la moyenne des entreprises françaises. Je n'en conclus rien, si ce n'est la prudence quant aux affirmations à l'emporte-pièce et aux causalités à la mode.
Il n'en demeure pas moins que le suicide au travail est un signe, forcément lié au contexte de l'entreprise et que les dirigeants doivent prendre au sérieux, on y reviendra. Peut-être la polémique est-elle un autre signe, un symptôme plus parlant.
Plus loin, P.Légeron mentionnent que les Français n'ont pas un niveau de stress très différents de celui des Anglo-Saxons, malgré un temps de travail plus réduit: on aimerait en savoir plus. Le rapport au travail et les rapports dans le travail sont très marqués par les contextes culturels, quiconque a travaillé à l'étranger le sait bien. Les réalités sont bien différentes des a priori, comme me le faisait remarquer une collègue irlandaise, ayant travaillé en France, et maintenant basée à New-York, frappée qu'elle était par la mentalité très différente des Américains au travail; par exemple, leur coté très fonctionnaire....
Le problème de ce genre d'écrit est de reposer sur des observations individuelles, reliées entre elle par l'expérience de l'observateur. Ce regard clinique est précieux, car dépourvu de jugement tout en étant compréhensif. Mais il risque trop souvent de tomber dans l'anecdotal, pour ne pas dire l'anecdotique.
Il faudrait pourtant bien se lancer. Essayer de comprendre si le monde a changé, comment, pourquoi. Essayer de tester l'intuition (massivement partagée! trop!) d'un changement profond de notre rapport au travail, et donc au monde lui-même, tant le travail définit l'homme moderne - peut-être en creusant l'intuition inverse: étudier ce qui n'a pas changé! Essayer de trouver les statistiques vraiment parlantes, les comparaisons interculturelles vraiment éclairantes, identifier une dynamique historique ancrée dans le réel et non dans l'anecdote et l'idéologie.

Das reim von des gemeinschatiges Gutes (sur un air de Kurt Weill)

L'Intérêt général existe-t-il?
Si l'Intérêt général existe (pas sûr), qui peut le connaître avec certitude ?
Si l'Intérêt est connue de manière claire et distincte, l'Etat peut-il le connaître sans biais (politique)?
Si l'Etat comprend l'Intérêt général, peut-il mettre au point une action à son service dont il connaîtra toutes les conséquences, dans un monde complexe où les acteurs vont réagir par rapport aux actions entreprises et aux règles établies de manière difficile à prévoir entièrement?
Si l'Etat comprend l'Intérêt général et la manière de l'obtenir, peut-il élaborer une politique juste, dégagée des intérêts particuliers?

Voilà pourquoi, quand on fait une équivalence entre l'existence d'un domaine public et la justification de l'intervention de l'Etat, je suis sceptique. Comme Brecht?

(pour nos lecteurs germanophones...)

Le Vélib a le Nobel, et les sushis aussi!

Les lecteurs (où sont ils passés?) des Notes du Déluge l'auront peut-être remarqué: je suis revenu plusieurs fois sur la tragedy of the commons (voir post du 10 octobre, du 24 septembre, et autres plus anciens). Les jurés de la Banque de Suède ne m'avaient pas consulté, mais ce n'est tout de même pas par hasard qu'ils ont décerné de prix d'économie en l'honneur d'A Nobel (distinction chère à NN Taieb) à Elinor Olstrom pour ses travaux sur le sujet. Je renvoie à la revue e The Economist pour plus de détail, mais en voici les points les plus importants: "standard economic model predicts that in the absence of clear property rights such common resources will be overexploited (voir le Velib!). By studying over 40 years, Ms Ostrom found that people often devise rather sophisticated systems of governance to ensure that this resources are not overused (un bon exemple tiré du Japon de l'époque d'Edo dans Collapse, de J. Diamond). In particular, she found that self governance often worked better than an ill-informed government taking over and imposing sometimes clumsy and often ineffective rules." Food for thought, indeed. Toujours cette idée difficile à admettre en France que le bien public ne justifie pas forcément l'intervention de l'Etat.
http://www.economist.com/businessfinance/economicsfocus/displaystory.cfm?story_id=14638409#page-content

samedi 10 octobre 2009

Le dilemme du Velib'

Pour ceux que mes allusions à la tragedy of the commons n'auraient pas suffisamment éclairé, je vous propose le satori à bicyclette.
Ce moment d'illumination survient après une recherche désespérée de velib disponible, quand celui dont on s'empare s'avère inutilisable. Quel bonheur pourtant d'avoir un moyen de circulation à portée de main, sans entretien, sans stockage, sans immobilisation du capital - pour un coût égal ou inférieur de celui des transports publics "en commun". La mutualisation des coûts fixes est une libération intelligente.
C'est la liberté sans propriété - mais c'est là où çà coince: si personne ne se sent propriétaire et ne veut assumer sa part des emmerdements... un velib sur deux est en panne et l'organisme en charge du service public (une entreprise privée concessionnaire) ne s'y retrouve pas. Dans le cas précis, on ne connaît pas vraiment l'équilibre économique du Velib' (ce qui est déjà un signal d'alerte) mais on suspecte fortement que JC Decaux ne s'y retrouve que parce qu'il a pu emporter un autre contrat sur un autre marché qui -en pure théorie - n'a rien à voir avec le transport public. C'est une externalité positive, mais en bon français, on ne paye pas le coût réel du service: pas étonnant que le bon public ne s'y retrouve.
Ce n'est pas d'ailleurs autrement que les grands réseaux ont été construit: le chemin de fer en accordant aux robber barons et autres Rothsch
ild la possibilité de spéculer outrancièrement sur les terrains voisinant ainsi revalorisés.
Chasser la propriété en rêvant de gratuité, elle revient au galop sous forme de spéculation et de corruption!

mardi 29 septembre 2009

La decroissance, c'est la folle ambiance

Quand on parle de développement durable, les vrais croyants entonnent un refrain différent: celui de la nécessaire décroissance. Il ne s'agit pas de croître autrement, mais bien d'adopter un nouveau mode de vie, et de privilégier les contraintes écologiques, quitte à y sacrifier notre richesse, notre confort et nos belles habitudes. C'est un peu ce que le porno est à l'érotisme: la seule approche vraiment conséquente. Je ne suis pas sûr d'aimer
Mais il faut savoir prendre sur soi, tel est la devise des Notes du Déluge. Et à bien réfléchir, la décroissance n'est peut-être pas si terrible. Je me place à ce stade sous les auspices du sage Berlusconi qui a fait remarquer à ses concitoyens au début de la crise qu'un déclin du PIB de 2% les ramènerait à leur niveau de richesse de 2006 - et étaient-ils si malheureux en 2006? La lente amélioration du pouvoir d'achat, qui s'est prolongé depuis des décennies jusqu'à marquer un petit temps d'arrêt en 2008 nous a-t-elle rendu plus heureux pur autant? N'avons nous pas (en France surtout) le sentiment de régresser et d'avoir une vie plus difficile que celle de nos parents? Ah! le bonheur de vivre dans un univers sépia, de rouler en DS tout en lisant Tintin... Bien sûr, cette approche est complètement erroné: elle idéalise le passé, elle minimise l'énorme chemin parcouru grâce à cette amélioration continue, et (dans une certaine mesure sur laquelle il faudra revenir) elle fait fi de la progression des classes les plus défavorisées. En France en tout cas, cette nostalgie se colore d'un ruralisme rêvé, celui de nos grand-mères et de leurs petits plats.
Il y a tout de même un élément de vérité: la planète s'est considérablement appauvrie depuis 15 ou 20 ans, à mesure qu'elle s'est enrichie. Depuis 1990, c'est à dire grosso modo l'irruption du monde chinois, les ressources naturelles ont disparues ou se sont "dénaturalisées" - c'est l'ère du saumon d'élevage et de l'aventure en resort. La nostalgie domine, comme dans le roman The Beach, on rêve désespérément de la prochaine plage infoulée, de l'aventure impossible. C'est l'un des ressorts cachés de la doctrine de la décroissance: préserver pour nous, en tant qu' élite présente, la richesse du monde, la mettre à l'abri de l'invasion des masses extérieures. Nous pouvons accepter de renoncer à ce que nous avons connu, même si cela signifie en priver ce qui ne le connaîtrons donc jamais. A notre niveau de satiété relative, nous priver un peu n'est pas trop grave: c'est un peu comme faire boire du bouillon un lendemain de fêtes.On peut aller plus loin: faire un régime ne peut pas nous faire de mal: chasser les gaspillages, devenir plus sobres, plus efficaces, faire du sport: ce sont des promesses d'alcoolique repenti vertes, mais qui aident à se tenir en forme, et sans doute, à mieux vieillir. Ces réflexions sont celles d'un monde vieux, d'une civilisation qui a la gueule de bois, dominés par les baby boomers épuisés d'avoir tant vécu. On va combiner une bonne hygiène de vie, et des adjuvants technologiques. La science va venir à notre secours! Qui peut décrier la voiture électrique si on ne voit pas vraiment la différence?Sous cet angle, les discussions oiseuses sur la mesure du bonheur prennent un sens nouveau. On comprend (un peu) mieux l'idée que consommer différemment, produire plus efficacement, investir pour préserver et non modifier puissent être comptabiliser au même titre que les activités classiques, voire mieux considéré.
Mais ce n'est pas vraiment de cela qu'il s'agit! Ne soyons pas naïfs, les parangons de la décroissance ne recherchent pas une adaptation, mais une révolution, avec une idéologie d'inspiration apocalyptique. Ce dont il s'agit, ce n'est pas de rouler en voiture électrique, mais de moins se déplacer, de se replier sur une vie rêvé, en expiant nos péchés! C'est le nouveau sanglot de l'homme blanc, la repentance pour ces mondes gâches, avec une bonne dose de refoulement à l'égard de notre civilisation hédoniste et jouisseuse. C'est le retour du bon vieux pasteur Malthus!

samedi 26 septembre 2009

The shop round the corner

Le G20 s'est accordé sur les bonus des banquiers. On en a beaucoup parlé, ici et ailleurs, et il y a fort à parier que cela ne va pas s'arrêter. Les Notes du Déluge sont prêtes à reconnaître avoir été excessivement pessimistes ou cyniques sur le sujet. Il me semble pourtant que le pari reste ouvert car l'application de ces résolutions sera intéressante à observer.
Mais le vrai problème n'est pas là: il ne s'est agit que des banques, alors que l'on voit déjà se dessiner l'émergence de structures plus souples, des boutiques qui vont se glisser dans les interstices de la réglementation, et où sont en train de se réfugier les entrepreneurs de la finance. La mentalité 1815 règne toujours au coin de la rue...
Comme je l'ai déjà dit, la finance est une industrie de main d'oeuvre et il est inévitable que ceux qui y travaillent prennent une part déterminante des marges dégagées. C'est l'évolution de ces marges et du volume global de l'activité financière qui sera déterminante. En clair: persistance ou non du surendettement, des niveaux de "leverage" absurde, et de la capacité des banques à alimenter toutes ces boutiques, equity ou hedge fund qui vont se remettre à pulluler. Plus fondamentalement encore persistance ou non de ces méga déséquilibre épargne / dette que nous avons vu s'accentuer depuis 20 ans.

Public mais cher

Le débat public est comme l'espace: un peu de matière et de lumière, beaucoup de vide, de trous noirs, d'antimatière et de matière sombre. Le débat sur l'écologie, tout ce qui se dit aujourd'hui autour de la gestion des ressources rares l'illustre bien.
En France tout du moins, il y un lien fort entre chose publique et gratuité. L'école si elle est publique ne peut être que gratuite, en plus d'être laïque et obligatoire... La notion clé est celle de "service public", sans distinction entre ce qui relève du bien commun et de ce que les anglo-saxons appellent les "utilities".
Mais d'autre part, un consensus est en train de se construire sur la nécessité de préserver les ressources communes. Mais ce qui est rare ne peut être gratuit! On est en train de se rendre compte que ce qui est public, c'est à dire commun, appartenant à tous, doit être fermé, d'un accès de plus en plus limité. Ne pas en avoir conscience, c'est s'exposer à ce qu'on appelle en anglais "tragedy of the commons", la surexploitation et le sous entretien des ressources partagées. Chacun se sert, puisque c'est gratuit et que personne n'est responsable en particulier.
Il y a historiquement trois approches qui ont réduit le gaspillage suicidaire qui s'en suit:
- l'existence de règles coutumières partagées s'imposant à tous, posant des tabous d'usage
- l'imposition de règles autoritaires par une puissance externe
- la monétisation de l'accès, par l'établissement de droits de propriété, ou la privatisation des espaces communs.
La discussion va tourner autour des mérites respectifs de ces approches. Mais l'ére de la gratuité du public s'achève!

lundi 14 septembre 2009

Le bonheur une idee neuve en Europe?

Le bonheur est une idée neuve depuis 200 ans; elle semble le rester si l'on en croit le barouf médiatique autour du rapport Stiglitz-Sen. On a l'air de se rendre compte que les mesures classiques de la Comptabilité Nationale ne capturent pas tout du bien être des populations, - bien sûr!- Nicolas va se battre pour que cela change.
S'il s'agit de constater que le seul PIB est réducteur, et qu'après tout "l'argent ne fait pas le bonheur", il n'était peut-être pas nécessaire de convoquer 2 Prix Nobel et autres sommités à la Sorbonne.
J'aurais plutôt envie de me lancer dans un exercice de méta analyse:
tout d'abord il est piquant de constater que les critiques contemporaines faites au PIB sont vieilles... comme le concept lui-même. C'est une figure proéminente du programme de Terminale, en utilisant les mêmes exemples (si l'on épouse sa bonne, on fait baisser le PIB) que lorsque l'auteur de ces lignes préparait son bac.... arguments eux mêmes développés par les contempteurs (plutôt conservateurs) des pionniers (plutôt progressistes) de la ComptaNat. C'est le vieux combat de l'axe luddo-malthusien contre les progressistes smitho-marxiens.
D'où la deuxième réflexion: pourquoi diable nous, Français, prenons tant de plaisir et de temps à fustiger nos vieilles idoles (car nous avons été pionniers dans ce domaine)? On voit mal comment le fait de ne pas prendre uniquement en compte le PIB changera quoi que ce soit dans l'ordre économique mondial. Il y a bien sur des aspects fondamentaux mal ou pas pris en compte: la distribution des revenus, et tout le domaines des externalités - le coût réel du risque et de la rareté, notamment des ressources non renouvelables. Mais si l'argent ne fait pas le bonheur, on dit qu'il y contribue: et les notions de pouvoir d'achat et de plein emploi, au coeur de la notion de richesse nationale, ne sont pas étrangères aux sensations de bien etre et de sécurité dont on suppose qu'elles ont quelque chose à voir avec le bonheur. On serait presque confus d'appeler le vieux Maslow à la rescousse!
C'est qu'il y a dans notre "cher et vieux pays", une rencontre intéressante entre le vieux fond catholique, gaulliste, spiritualiste et ennemi de l'argent, avec une problématique contemporaine, verte et fatiguée: la tentation de la décroissance, du gel, du ni-ni. Il faudra y revenir.

dimanche 30 août 2009

Ooops

Les notes du Déluge se sont données comme règle le souci d'une réflexion dégagée des réactions immédiates à l'actualité. Quand elles s'écartent de cette discipline, elles risquent d'être démenties par le flot des nouvelles.
Ainsi les annonces de Sarkozy qui semblent donner tort au post précédent. Encore que: on verra d'ici le G20.
Je reste sceptique, mais j'accepte le débat: y-aura-t-il une reforme de l'économie et de la finance mondiale? A-t-on tout simplement tort d'attendre une réforme spectaculaire, un nouveau Glass Steagall? Le grand mouvement des années 80 a certes démarré avec les décisions fameuses de Volker sur les taux, mais celles ci se sont étalées sur plusieurs années entre 1979 et 1981.
En revanche, sur les rémunérations des traders, j'ai lu avec intérêt la chronique d'E. Le Boucher dans Slate. http://www.slate.fr/story/9591/hyperfinance-sattaquer-aux-racines-pas-aux-symboles-par-eric-le-boucher-sarkozy-G20

mardi 18 août 2009

la rentrée 1921

On a beaucoup comparé le Déluge actuel à la crise de 1929 - en se félicitant de n'avoir pas reproduit les mêmes erreurs que nos grand-parents.
Mais on vient de vivre en fait la Crise de 1921, répétition générale à la Grande Crise. Aucune leçon n'avait été tirée, et la catastrophe s'est abattue - en plus grave et plus durable.
La question de la rentrée n'est pas: que doit-on faire pour sortir de la crise? quelle mesure prendre pour qu'un tel épisode ne se reproduise plus, mais: pourquoi n'a-t-on rien fait ce coup-ci?
Car on a rien fait, c'est frappant, à part bousculer certains paradis fiscaux (mais les Etats ont besoin d'argent, c'est le bon moment, la concurrence fiscale joue à rebours).

lundi 17 août 2009

Matrix: petit essai de philosophie politique

Merci de prendre le mot essai au sérieux: on tache d'y voir un peu plus clair dans le fatras de réflexion sur la crise et plus précisément sur le modèle politico-économique qui "doit" nous en sortir. Je mets le "devoir entre guillemets car nous sommes abreuvés de wishful thinking - de rêve d'un retour de l'Etat qui serait soudain justifié par la gravité du Déluge qui s'est abattu sur nous.
On se sent ballotté, inconfortable: aucune des positions classiques ne paraît vraiment raisonnable. le marché a montré ses limites, mais on ne va pas pour autant jeter le bébé libéral avec l'eau du bain... A y réfléchir, une partie de cet inconfort vient du caractère trop simpliste, binaire, des oppositions.


Il y a en fait un couple d'oppositions qui dessinent des positions politiques fondamentales (philosophiques):
- ceux (1) qui croient en la possibilité d'un équilibre essentiel (ordre, entropie) de la société et ceux (2) qui pensent que le mouvement propre de la société humaine engendre un perpétuel déséquilibre (désordre, vie);
- ceux qui croient en la possibilité d'agir sur la société en fonction d'objectifs ou de valeurs absolues ( a) et ceux qui sont sceptiques sur la possibilité de dégager de telles normes ou de pouvoir intervenir efficacement pour les mettre en oeuvre (b).

De cette matrice on tire 4 positions, que je vais simplifier/caricaturer pour y revenir après:

- 1b: les tenants de marché et de l'autorégulation qui voient toutes les tares de l'Etat, mais aucune de celles du marché. Ce sont les libéraux version Wall Street Journal qui reconnaissent l'existence des cycles mais les tiennent pour des mouvements de balanciers, des corrections souhaitables ramenant le monde dans le droit chemin de l'équilibre optimum
- 1a: les dévots d'une société parfaite, organisée par les soins d'un Etat juste, omniscient et omnipotent; les communistes y ont rêvé, mais je pense que ce rêve n'a pas disparu chez les Verts ou chez les besancenoïdes...
-2a: ceux, si nombreux en parole, qui pensent que les déséquilibres de la société doivent et peuvent être corrigées par l'intervention de l'Etat; on va parler de Socio-démocrates, pour aller vite.
- 2b: ceux qui reconnaissent l'instabilité des mécanismes sociaux et le désordre qui en découle, mais qui sont sceptiques sur la capacité d' y remédier efficacement, durablement, et profondément. On les qualifierait de Conservateurs, mais ils ne pensent pas forcément que le passé soit supérieur à l'avenir ni que le temps guérisse toutes les blessures.

Sur la première opposition: je ne pense pas que la société, dans sa composante économique en particulier, puisse s'ancrer à un état d'équilibre, pour plusieurs raisons dont:

- la critique fondamentale des marchés financiers, sur lesquels les prix ne sont pas des prix déterminés par l'offre et la demande - sans parler de toutes les critiques savantes sur les problèmes d'efficience et d'information. Il y a intrinsèquement un déséquilibre spéculatif à l'oeuvre dans les marchés financiers. C'est d'ailleurs la motivation essentielle de ses acteurs!
- une raison qui tient au caractère vivant des systèmes en jeu. Même si l'on admet que les systèmes reviennent à l'équilibre après une perturbation, il faut un certain temps pendant lequel les systèmes inter connectés peuvent eux mêmes se trouver perturbés, et les acteurs eux-mêmes ne jamais retrouver l'équilibre. Le temps des marchés est immatériel, transparent, mécanique; celui du réel est thermodynamique, vivant, épais, historique.
-les arguments de type keynésien: il n'y a aucune raison pour que les grandes composantes de l'économie trouvent spontanément un équilibre satisfaisant, de "plein-emploi". Les motivations de l'épargne et celles de l'investissement obéissent à des ressorts psychologiques, sociologiques et historiques différents et le taux d'intérêt n'est pas un prix d'équilibre.
- les arguments de type schumpétérien: la nature humaine porte en elle la volonté d'innover, d'entrer en compétition. L'entrepreneur ne peut pas se satisfaire du statu quo et veut rompre l'équilibre. C'est également le noeud de la critique des approches socialistes utopiques: toute formule qui barre la concurrence et l'innovation la transfère sur d'autres champs d'action.

Est-ce pour autant qu'il soit possible de réguler cette instabilité? Sans doute oui, mais pas de manière globale, durable et externe ("hétéronome"). Il est de bon ton d'en appeler au rôle renouvelé de l'Etat pour sortir de la crise, mais n'oublions les fondamentaux de la critique de l'Etat:
1. L'Etat n'échappe pas à la critique générale des organisations. L'Etat n'est pas une instance transcendantale touchée par la grâce (même le Vatican...), mais une bureaucratie composée d'hommes et de femmes jouant leur propre jeu dans un système complexe de motivations et de contraintes.
2.De ce point de vue, l'Etat n'est pas "juste", il n'est pas au dessus des parties, il est partie prenante de la société.
3. L'Etat n'est pas omniscient: même de bonne volonté, il peut se tromper comme n'importe quel acteur. L'Etat ne détiendrait l'intérêt général que s'il était sûr de l'identifier avec certitude, ce qui ne peut pas être le cas.
4. L'Etat n'est pas omnipotent. Non seulement son action ne peut se dérouler que dans son périmètre national, mais même dans ce cadre, la machinerie sociale est tellement complexe qu'une intervention a forcément des conséquences imprévues - ne serait-ce que du fait du jeu des acteurs sociaux en réaction de celui de l'Etat - et la politique prudente consiste à minimiser cet imprévu.

On pourra se demander que conclure de cette double critique: une société fondamentale instable qui ne trouve pas de salut dans la régulation étatique? C'est sur cette note qu'on s'arrêtera: un programme de réflexion pour les Notes de Déluge à venir.

dimanche 16 août 2009

414 000!

Lu dans le JDD: C'est le nombre d'immigrants qui se sont installés en Espagne en 2008. Très exactement c'est le solde net migratoire qu'a connu ce pays, tandis que l'Italie accueillait 438 000 immigrants, la Grande-Bretagne 226 000, malgré la crise, et la France, seulement 77 000.
Pendant le même temps l'accroissement "naturel" de l'Espagne ne dépassait pas 130 000, et l'Italie régressait (France: 291 000, UK: 215 000). Pour mettre ces chiffres en perspective, le nombre de naissance en Espagne est d'environ 500 000, et en Italie de 600 000. En clair, un nouvel Espagnol sur 2 est "étranger", et 40% en Italie. C'est un phénomène historique majeur, à la fois par son ampleur (on est dans les niveaux les plus haut de vague migratoire qu'ont connu les Etats-Unis) et par la nature des pays d'accueil qui contrairement aux USA (mais aussi à la France) n'ont jamais été des pays d'accueil et de melting post.
Meme si la page du JDD donnait une certaine place au sujet, on est loin d'accorder lui accorder l'importance requise, sans doute parce qu'il est rebattu, polémique, délicat, et souvent abordé sous le prisme dramatique des naufragés. Il faut certainement nuancer le propos: d'une part la nature de cette immigration n'est pas nécessairement permanente, d'autre part on est loin du "radeau de Mahomet": dans ces immigrants, il faut compte par exemple le million d'Anglais ayant pris leur retraite sous le soleil (et dans le béton) de la Costa del Sol. Aujourd'hui les hommes vont et viennent sur cette planète avec des identités complexes et il faut se garder de nos vieux schémas un peu courts pour comprendre la réalité d'une "résidence".
Soit dit en passant: quel avenir pour le terrorisme basque, les particularismes catalans ou italiens dans une société ou près de la moitié des résidents n'y ont pas leur racines? Et comment organiser la démocratie, dont le fondement le plus solide est à base territoriale? Qui vote? Dans quelle circonscription: nous allons vers un monde où nous serons tous résidents secondaires....

jeudi 13 août 2009

Les gros salaires lèvent le doigt

Avec l'été reviennent les polémiques sur les gros salaires, notamment dans la finance, nourries par le retour aux gros bonus et leur garantie. On observera avec curiosité les tentatives de réforme ou d'encadrement! Sur ce sujet particulier, la réalité me semble pourtant assez simple: il est normal que dans une industrie de main-d'oeuvre comme la finance les hommes se partagent une part importante de la marge dégagée, selon une clé ou une autre, cela n'a pas beaucoup d'importance en fin de compte.

Il faudrait mieux s'interroger sur la hauteur et la nature de cette marge à répartir. En dernière analyse, la marge de l'industrie financière (ses profits plus les rémunérations variables de ses acteurs) représente le coût de financement de l'économie mondiale. En situation de marchés efficients, elle devrait être très réduite; elle ne trouve sa source que dans l'innovation et la rémunération du risque. Réduire le risque pris par l'économie (par exemple en durcissant les règles prudentielles) devrait limiter cette marge, et par voie de conséquence, maîtriser la part de rémunérations qu'elle autorise aujourd'hui. Je n'ai plus le chiffre exact en tête, mais il me semble que la part des profits (après bonus, donc) de l'industrie financière dans le total des profits du CAC 40 ou du DOW JONES a plus que doublé en 20 ans. C'est cela qui n'est pas "normal".

Reste l'autre partie de la polémique: l'importance des hauts salaires et le creusement des inégalités. C'est un fait bien documenté, commun à l'ensemble des pays de l'OCDE, dont les salaires de la finance n'est qu'une composante. Au-delà de ce constat, je suis frappé par le caractère très normatif des analyses (peut-être parce que ce chapitre de la science économique est plutôt l'apanage des économistes de gauche). J'ai lu récemment dans un ouvrage sérieux que "la crise rend impossible la prolongation sans changement de la tendance des 20 dernières années" (JM Charpin, in Fin de Monde ou Sortie de Crise, 2009). On attend de voir...

Au-delà des formules moralisatrices à deux balles, une vraie réflexion sur les niveaux de salaires et les inégalités qui en découlent n'est pas si aisée. Quel est le rapport souhaitable entre hauts et bas salaires dans une entreprise? A partir de quel niveau absolu une rémunération deviendrait "anormale"?

L'échelle des salaires est déterminée par l'abondance de travail mondial vers le bas, et par la comparaison avec les rémunérations des entrepreneurs et des "talents" (sportifs etc.) vers le haut. C'est le double effet de la mondialisation. L'ouvrier français le moins qualifié se compare à l'ouvrier chinois, tandis que son patron se retrouve à Davos avec Bono ou G. Soros.

Sur la longue période, la situation actuelle des inégalités doit probablement se comparer à la situation prévalant à la fin de la précédente mondialisation, juste avant la Guerre de 14. Dans une certaine mesure, la période relativement égalitaire 1945/1985 ferait figure d'exception, liée notamment à une relative fermeture des frontières. Pouvoir plus grand de l'Etat à l'intérieur des frontières assez closes, (d'où une meilleure efficacité fiscale, notamment), prévalence de l'idéologie sociale démocrate, comparaisons sociales plus limitées, faiblesse des marchés financiers dans un contexte d'inflation, de nombreux facteurs ont contribué à réduire les écarts.

Je ne suis pas sur que les conditions soient présentes pour qu'une phase similaire s'enclenche, d'où un certain scepticisme à l'égard des commentaires. Reste à savoir quelle sera la dynamique politique autour de ce problème. Car nous sommes dans la situation paradoxale de sociétés tout de même assez démocratiques, surinformées, et donc peu disposées à accepter l'inégalité ostentatoire. Les Américains ont cru avoir trouvé une résolution en donnant au plus grand nombre l'illusion de la richesse: une maison à crédit et il ne suffisait plus que de regarder Martha Stewart pour partager le lifestyle des privilégiés. Attali le serine: pour lui c'est l'absence de politique de revenus, et la substitution illusoire d'une bulle immobilière, qui est à la source de la crise actuelle. La classe moyenne se réveille avec la gueule de bois.

Une piste cependant dans la réflexion: un des ressorts de la motivation reste la possibilité réelle d'une ascension sociale. Le sentiment que la classe supérieure partage plus ou moins le même style de vie est également determinante. Cela se joue sans doute à l'échelle de l'entreprise, aussi, ce qui implique que les écarts entre les niveaux hiérarchiques les plus proches soient raisonnables, qu'ils ne créent pas une différence de "monde" mais au contraire paraissent suffisamment proches pour rester attractifs et motivants. On parle d'une différence de 50% à 75% entre deux niveaux hiérarchiques. Dans une entreprise moderne, avec 6 niveaux hiérarchiques (c'est déjà beaucoup), cela donne un ratio compris entre 11 et 30 fois le salaire de base pour le dirigeant le mieux payé.
Dans les faits, nous sommes très au delà. Une progression arithmétique (chaque manager gagne deux fois ce que gagnent ses subordonnés) reflètent mieux la réalité des grandes entreprises. Pour un salaire de base à 14 mois de SMIC, la rémunération du "grand patron" se situerait à 1,2 millions, c'est à dire 64 fois plus. Or ce niveau "théorique" ne correspond pas au niveau réellement observé: le haut de la pyramide se fait avec des multiples bien supérieurs qui traduisent un fort écart entre les rémunérations médianes -un dirigeant de groupe industriel gagnerait 20 fois ce que gagnent ses patrons d'usine (qui eux-mêmes gagnent 5.5 à 8 fois le SMIC, avant impôts et transferts sociaux!). Dans une société démocratique, cet état de fait me parait difficilement soutenable.

mardi 11 août 2009

La mystérieuse enigme des baguettes chinoises

Ayant pas mal vécu en Asie, je me suis souvent posé des questions existentielles. La plus troublante pour moi fut celle-ci: pourquoi les Chinois se servent ils de baguettes pour manger, depuis des temps immémoriaux. On se souvient que jusqu'à la Renaissance, les Occidentaux se servaient de leur main et d'un couteau, parfois d'une cuiller. Plus près de notre sujet, on peut repérer une aire culturelle partageant l'Indochine, avec d'un côté les peuples sinisés, pros des baguettes, portant le pantalon, surtout les Vietnamiens, et les Khmers, Thaïs ou Malais, peuples portant sarong, et fans de la cuiller.
Après moult réflexion et quelques lectures, je propose une explication: les Chinois utilisent des baguettes pour saisir plus aisément les toutes petites bouchées qui composent leur cuisine (essayez les dim sum avec couteau et fourchette!). La question devient alors: pourquoi de si petits morceaux, qui réclament une telle préparation? Et là, nous sommes au coeur d'un choix de civilisation global et radical: vers le Vème siècle avant notre ère, les Chinois ont décidé de substituer le travail humain aux autres facteurs de production. Couper les ingrédients permet de les cuire plus rapidement, dans un wok, avec un minimum de chaleur, en terme d'intensité, mais surtout de durée de cuisson. Pensez à l'inverse aux immenses cheminées de nos Châteaux de la Loire, où des arbres entiers se consumaient pour rôtir chevreaux et sangliers. Soit dit en passant, l'usage du four est pratiquement inconnu dans la cuisine chinoise, alors qu'il est central dans la cuisine occidentale.
A un certain stade du développement de leur civilisation, vers le Vème siècle, les Chinois ont "choisi" d'accroître le nombre d'homme par hectare, et de cultiver plus intensément chaque parcelle. La densité humaine, jusque là équivalente de celle de l'Occident, a changé d'ordre et la population s'est accrue pour établir la proportion d'un à trois ou quatre qui a duré jusqu'à la révolution démographique. Aujourd'hui, la Chine au sens le plus large (yc les déserts du Tibet et Turkestan chinois) compte 1,4 milliard d'habitant, et une densité de plus de 140 habitants quand l'Europe jusqu'à l'Oural compte 750 millions, pour une densité de 70, sur un territoire 10% plus étendu.
De manière certainement corrélée (mais attention aux fausses causalités, tout est complexe), Confucius a mis l'accent sur l'harmonie et la coexistence entre les hommes - signe d'une population dense; quelques générations après se formait un Empire Chinois unitaire et durable. L'impressionnante avancée technologique chinoise jusqu'au milieu du 15ème siècle a certainement à voir avec ce choix, et avec la nécessité de rendre de plus en plus efficace l'utilisation des ressources par l'ingéniosité humaine.
A l'inverse, confrontée au problème des rendements agricoles décroissants, l'Europe a plutôt répondu par une utilisation plus forte des facteurs de production, concrètement par une extension des surfaces cultivées qui entraîne une expansion géographique. Je n'insisterai pas sur le côté prométhéen ou adamique (l'homme maître de la nature, égal des dieux) de cette disposition, ni sur son caractère intrinsèquement colonialiste. Le rôle d'une religion essentiellement prosélyte est immense de ce point de vue, et je m'aventurerais sans doute trop loin en essayant de saisir les liens complexes entre ces deux aspects de la culture européenne. D'autant que la Chine des Han a connu une expansion territoriale très importante dès l'Antiquité, relayée par une impérialisme culturel au moins aussi homogénéisateur que la civilisation greco- romano- chrétienne - il n'y a qu'à voir le Tibet ou le Xinjiang aujourd'hui. Disons que la combinaison de densification intensive et d'expansion territoriale est structurellement différente dans les deux cas.
Je voudrais plutôt évoquer un aspect plus poétique: confronté à des obstacles techniques ou politiques, l'Européen quitte sa terre et son foyer pour aller dans la forêt, défricher une clairière et se refonder (parfois en nouant alliance avec le pouvoir royal, contre les pouvoirs locaux). Cette liberté fondamentale est différente de celle de l'ascète qui part au désert ou du sage taoïste qui s'en va dans la montagne. C'est vraiment la capacité fondamentale de dire non au pouvoir en place, et d'inventer un nouvel ordre. Ce sont les mouvements de colonisation intérieure du Moyen-âge, c'est la liberté des pèlerins du Mayflower. En Europe, l'espace n'est jamais clos, il y a toujours une issue possible à l'omnipotence de la société, à l'omniprésence du pouvoir politique. Cet espace jamais clos, c'est celui de la démocratie, un lieu vide, au sens de Claude Lefort. Et il n'est pas étonnant que dans son travail de défrichement, l'homme européen abatte des arbres, chasse le gros gibier, et le fasse rôtir sur d'immenses bûchers - à mille lieues des baguettes et du tofu.
Ce choix de civilisation, misant sur l'homme et le progrès technique pour pour pallier une contrainte naturelle est à méditer: nous, héritiers du modèle Européen, n'avons plus la possibilité de partir dans la forêt. La planète est entièrement (métaphoriquement) défrichée. La voie chinoise est peut-être la seule issue, quelle en seront les conséquences, notamment politique?

dimanche 19 juillet 2009

Désinventons l'avenir: le complexe écolo-conservateur

J'évoquais dans un post précédent un principe de précaution symétrique: ne pas obérer l'avenir en mettant en place des technologies non testées certes, mais attention aussi de ne pas limiter nos options pour le futur en prenant d'excessives précautions. Un ou deux exemples: faut-il s'interdire le recours au nucléaire, ralentir la recherche en ce domaine, pour se retrouver demain en panne d'énergie de substitution, quand le pétrole se sera vraiment épuisé ou que les niveaux de carbone seront vraiment insoutenables? Autre exemple (que je connais mal): les OGM interdire la recherche sur les OGM c'est s'interdire toute une voie de subsistance dont nous (nos enfants) aurions pourtant gravement besoin demain: encore une fois, nous sacrifions le futur au présent. Nous avons décidément un rapport compliqué avec le risque!
Lisant la biographie d'Edgar Morin, je tombe sur une de ses formules (datant de 1972) appelant à une pensée écologisée. Sous sa plume, ce serait à la fois une pensée prenant en compte l'écologie, mais plus profondément une pensée du complexe, intégrant toutes les dimensions socio-anthropo-économiques: chaque action est "causée et causante" (pour reprendre Pascal, cité par Morin). Les conséquences de nos actions sont multiples, déclenchant feedback et chaînes de causalité. Elles ont des coûts directs, mais sont aussi la source d'externalités difficiles à évaluer. Bref, tout problème se situe dans son eco-système, et l'on s'y débat comme un explorateur dans la forêt vierge: plutôt que de risquer sa vie tel un Indiana Jones politique, autant rester dans son fauteuil et cultiver son jardin.
L'écologie a une forte composante conservatrice: nostalgie d'un passé rêvé, non-valorisation de l'avenir, conscience de la difficulté de l'action pure (c'est à dire aux conséquences connues, limitées et maîtrisées). José Bové meets the Economist. Soyons clair: il y a quelque chose éminemment respectable, de profondément vrai.
Les grands critiques de la société sont très largement des conservateurs, regrettant la vie rousseauiste des bois, la communauté, fuyant la grande ville. La généalogie des écolo actuels ne s'écrit pas autrement; c'est d'ailleurs pourquoi les Verts ont autant de mal à se réconcilier avec la partie progressiste d'eux-mêmes, et plus encore de la gauche post-marxiste. La Gauche se fonde au contraire sur une promesse de changement, de construction de la société, une foi dans le progrès technique. La troisième composante écolo, libérale libertaire, (Thoreau) est plus proche de la composante rousseauiste, mais tout cela a bien du mal à coexister. On y reviendra.

The trouble with the Stock Options

J'ai toujours eu un peu de mal à comprendre l'opprobre récent qui est descendu sur les stock options. Sans doute ne faut il pas aller chercher très loin et s'en tenir à un effet de mode négative - mais ce n'est guère le style des Notes du Déluge.
Le problème est celui de la rémunération des dirigeants salariés. On peut certes la comparer à celle de leurs collaborateurs, et c'est une question valable. Quelle est la part d'un individu unique ou d'un groupe étroit d'individus dans la réussite d'une entreprise, relative à la totalité des employés? Intuitivement, on sent que pour certains d'entre eux, ils ont "fait la différence". Ce n'est pas le cas de tous, et c'est un premier problème.
Mais la comparaison pertinente s'opère avec celle des entrepreneurs. Pour eux, les fondateurs ou les repreneurs, le lien semble plus clair entre leur action spécifique et la création de valeur à laquelle ils ont présidé. On admet mieux alors leur rémunération exceptionnelle. Est-ce à dire pour autant que l'on ne doive pas récompenser à la même hauteur les patrons salariés? Cela reviendrait à dire qu'on n'attend pas d'eux le même impact, la même création de valeur: cela ne tient pas.
Il faut donc rémunérer les dirigeants salariés qui amènent leur entreprise à créer de la valeur à la hauteur des entrepreneurs, en fonction de la valeur créée et au paramètre de risque près: très important pour un entrepreneur, fort chez un dirigeant révocable ad nutum, sans parachute significatif, moindre pour les salariés ou quasi salariés.
Le concept des stock options visait à lier la rémunération du dirigeant à la création de valeur. Dans les années 60/70 le succès du patron était lié à la taille de l'entreprise, son volume d'affaire. Cette vision a été justement critiquée: la performance de l'entreprise et sa prospérité finissait par se confondre avec l'hybris du grand patron, débouchant sur des conglomérats artificiels, bureaucratiques et peu efficaces.
Les bonus liés à la rentabilité annuelle sont une première réponse - mais on voit tout de suite les possibilités de manipulation qui se présentent et le caractère très court terme d'une telle mesure.
On a cherché à pallier cette difficulté en mettant en place des long term incentives. Indépendamment de l'aspect fiscal, cette politique de bonus se heurte à des difficultés connues: quels critères de performance? Qui les fixent? Qui se fait le juge de paix de l'attribution. C'est pourtant sans doute dans cette voie que se situe l'avenir, avec une prise en compte d'intérêts plus divers que celui des seuls actionnaires, avec des horizons de temps plus divers.
Finalement, l'idée des stocks options paraissait plus simple, plus nette, plus objective: à partir du moment où l'on considère que la meilleure mesure de la valeur de l'entreprise est son cours de bourse, liée la rémunération du dirigeant à son accroissement a le mérite de fournir une mesure objective (ce qui ne caractèrisera jamais aucun comité de rémunération) et synthétique. On peut argumenter qu'il s'agit d'un alignement pur et simple sur les intérêts de l'actionnaire, sans tenir compte des autres stakeholders, mais c'est une vision réductrice de la valeur de l'entreprise, qui tient compte de l'ensemble des paramètres connus du marché.
Le problème évident, c'est que la bourse ne reflète en rien la valeur de l'entreprise, en tout cas pas d'une manière suffisamment spécifique pour être la base d'une rémunération individuelle. D'une part, l'évolution du cours de bourse reflète aussi bien les données macroéconomiques et celle du secteur que celles propre à l'entreprise. D'autre part, les variations des bourses depuis 15 ans sont tellement erratiques que l'on ne voit pas bien comment y voir le reflet de la valeur intrinsèque d'une entreprise et donc de la performance de ses dirigeants.
En conclusion, les dirigeants qui acceptent de se voir rémunérer à base de S.O. sont comme les joueurs au casino: soit assez stupides pour ne pas comprendre qu'il s'agit d'un jeu de hasard et qu'ils espèrent gagner contre la banque en continuant à croire à la doxa des marchés efficients. Soit ils essaient de truquer la roulette en leur faveur: en raccourcissant les délais d'exercice (en diminuant donc l'incertitude), en se faisant attribuer des options bien en dessous du cours réel (en augmentant l'espérance de gain) ou tout autre manipulation visant à réduire l'incertitude (la créativité n'a pas de limite). C'est pour cela qu'il faut être par principe sceptique à l'égard des SO, pour échapper au dilemme d'avoir des dirigeants naïfs ou tricheurs!

PS: pour se convaincre de l'incertitude des SO, je vous propose d'aller voir le tableau suivant. En clair, si les SO doivent être gardées 5 ans pour être réalisées (aller-retour), une option sur le CAC 40 depuis 15 ans a produit 4 années de gains significatifs, 2 années médiocres et 4 années de pertes (2009 s'annonçant également dans le rouge). Il y a bien sur des entreprises qui ont battu le CAC 40, mais l'analyse resterait à peu près la même: voir L'Oréal.http://spreadsheets.google.com/ccc?key=tpEX4QfcTe9BdMqM_KQeQsg&hl=en